Chapitre 32 : Les registres
Introduction :
La notion de registre renvoie à une métaphore musicale : en latin médiéval, le registrum campanae désigne la « corde de cloche » ; en musique, le registre d'un chanteur dépend de la hauteur des sons qu'il peut produire, et les rôles qui lui sont attribués sont eux-mêmes liés à ce registre. En littérature, le registre désigne la « tonalité » d'un discours, sa « coloration », cad la manière dont une pensée, une idée, un sentiment sont exprimés.
I – Une palette de registres !
Face à une même situation, certains s'indignent, sont prêts à dénoncer avec violence ce qui les choque : ils choisissent de s'exprimer sous une forme polémique ; d'autres observent avec un détachement désabusé, et optent pour un récit pur et simple, ou même pour une farce grotesque ...
Genres et registres sont liés : une comédie est souvent de registre comique ! Cependant, le registre permet une approche plus fine ; ainsi les registres comiques varient-ils de l'humour au cocasse, de la farce à l'ironie.
II – Le registre épique
C'est un registre des genres narratifs ; on le trouve aussi bien dans les grandes épopées (La Chanson de Roland, L'Odyssée ...) que dans des articles de presse (récit d'une victoire du Tour de France, d'une victoire au Mondial de football ...). Il vise à souligner la dimension héroïque d'une action, reconnue par une communauté exaltée. Le personnage sort grandi par le récit et son nom reste dans les mémoires (Ulysse ... Zidane).
Ce registre se caractérise par l'emploi d'hyperboles, d'accumulations, d'effets de gradation. Il est marqué par l'emploi de la modalité exclamative, qui rend compte de l'étonnement, de l'admiration.
« La bataille est prodigieuse et pesante.
Fort bien frappant Olivier et Roland,
L'archevêque plus de mille coups y rend,
Les douze pairs n'y perdent pas de temps,
Et les Français y frappent tous ensemble.
Les païens meurent à milliers et à cents [...] »
(La Chanson de Roland, trad. A. Pauphilet, Galimard, La Pléiade, 1952, p. 59).
III – Le registre pathétique
Le mot vient du grec pathos, qui signifie « souffrance » ; on le retrouve dans « compassion » et dans « sympathie ». Le traitement pathétique vise à provoquer de la pitié, au sens noble du terme. Ce sentiment provient de la sympathie que l'on éprouve naturellement pour ceux qui souffrent parce qu'ils sont poursuivis par un destin funeste.
Le père Goriot de Balzac est un véritable Christ de la paternité ; il meurt en martyr, oublié de ses filles :
« – Aucune de ses filles ne viendrait ! s'écria Rastignac. Je vais écrire à toutes deux.
– Aucune , répondit le vieillard en se dressant sur son séant. Elles ont des affaires, elle dorment, elles ne viendront pas. Je le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c'est que des enfants. Ah ! mon ami, ne vous mariez pas, n'ayez pas d'enfants ! Vous les faites entrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendront pas ! Je sais cela depuis dix ans. Je me le disais quelquefois, mais je n'osais pas y croire.
Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge, sans en tomber. »
(Honoré de Balzac, Le Père Goriot, (1835) éd. Folio, Gallimard, p.343)
IV – Le registre fantastique
Il se définit comme l'intrusion de l'irréel dans le réel. La raison est ainsi confrontée à des phénomènes qu'elle ne comprend pas. C'est très fréquemment parce que le narrateur adopte le point de vue « déformant » d'un personnage que le monde semble tout à coup devenir « surnaturel ».
« J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement. [...] j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.
Je n'eus pas peur, oh ! non, pas le moins du monde. Une supposition très vraisemblable me traversa l'esprit ; celle qu'un de mes amis était venu me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que j'allais rentrer, avait prêté sa clef. [...]
Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon feu, en m'attendant, et je m'avançais pour le réveiller. Je le voyais parfaitement [...]. Je me demandais : « Qui est-ce ? »
On y voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher l'épaule ! ...
Je rencontrai le bois du siège ! Il n'y avait plus personne. »
(Guy de Maupassant, « Lui ? », extrait du recueil de contes, Miss Harriet, 1883)
V – Le registre lyrique
On reconnaît ici le radical « lyre » : ce registre est celui des poètes, qui depuis Orphée sont représentés avec leur instrument de musique.
Le registre lyrique exprime sentiments et émotions (souvent à la 1ère personne) ; c'est le registre choisi pour dire l'amour, l'admiration, l'enthousiasme, on cherche à faire partager ses émotions au lecteur.
En poésie française, le registre élégiaque est une variante du lyrisme ; il rend compte par la plainte d'un état de tristesse, de mélancolie.
« Mon c½ur, lassé de tout, même de l'espérance,
N'ira plus de ses v½ux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d'un jour pour attendre la mort.
[...]
J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie [...]
(Alphonse de Lamartine, « Le Vallon », in Méditations poétiques, 1820)
VI – Le registre satirique
Il suppose une attitude acerbe, qui vise à condamner par le rire les m½urs d'une personne ou d'une époque. C'est un registre des discours argumentatifs qui multiplie les procédés moqueurs. Dans le recueil Châtiments, Victor Hugo condamne Napoléon III, qu'il surnommé « le petit », et le compare incessamment au 1er empereur. Voici 2 strophes d'une chanson qui ne prend pas même la peine de nommer les protagonistes, tant il est facile de les identifier :
« Sa grandeur éblouit l'histoire. [...]
Quinze ans, il fut Quand il tomba, lâchant le
Le dieu que traînait la victoire monde,
Sur un affût ; L'immense mer
L'Europe sous sa loi guerrière Ouvrit à sa chute profonde
Se débattit.– Le gouffre amer ;
Toi, son singe, marche Il y plongea, sinistre archange,
derrière, Et s'engloutit. –
Petit, petit. Toi, tu te noieras dans la fange,
Petit, petit. »
VII – Le registre humoristique
Il s'agit d'une forme d'esprit qui consiste à présenter la réalité sous une forme plaisante ou insolite. Les pointes, les traits d'esprit sont souvent relégués à la fin.
L'humour noir exploite des sujets tragiques et tire ses effets comiques de la froideur et du cynisme avec lesquels il s'exprime.
Dans Belle du Seigneur (1968), Albert Cohen raconte la passion amoureuse de son héros, Solal. L'intrigue a lieu entre les 2 guerres.
« Mort aux Juifs lui crient les murs. Vie aux Chrétiens, leur répond-il. Oui, les aimer, il ne demande pas mieux. Mais ne peuvent-ils pas commencer, eux, pour l'encourager ? [...] Mort aux Juifs. Partout, dans tous les pays, les mêmes mots. Est-il si haïssable ? En somme peut-être, ils le disent tellement. [...] Mieux vaut ne pas lire. Pour résister à la tentation, il change de trottoir. Mais peu après, il traverse, revient pour vérifier. Oui, c'est bien ça, mais seulement à bas les Juifs, c'est tout de même mieux, c'est un progrès. » (chapitre 83).
VIII – Le registre ironique
Ce procédé est couramment utilisé dans les discours argumentatifs : l'énonciateur semble se « dédoubler », il exprime le contraire de ce qu'il veut faire entendre ; les marqueurs de l'ironie (exagération, ton) sont + ou – discrets. L'ironie est ainsi + ou – perceptible.
Voltaire est un des maîtres de l'ironie. Dans le chap III de Candide (1759), il dénonce ainsi les méfaits de la guerre :
« Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonnée que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. »